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Jacques Martin vu par... Blutch, David B. et Dominique Bertail
Jacques Martin est un auteur classique au meilleur sens du terme : lu et relu depuis plus de 70 ans, il a imprégné l’imaginaire de générations de lecteurs qui reconnaissent dans son travail une influence majeure et un patrimoine commun. Bien des artistes continuent à puiser dans son œuvre indémodable de quoi vivifier et renouveler leur inspiration !
Entre souvenirs d’enfance et admiration d’adulte, trois auteurs aux styles très différents rendent hommage à Jacques Martin et dissèquent son style inégalable.
« Pour moi qui suis strasbourgeois comme lui, c’est d’abord le grand auteur du coin ! » se souvient Blutch. « Je l’ai rencontré deux ou trois fois, en venant faire signer mes Alix et mes Lefranc au milieu des années 80. Il me faisait d’ailleurs un peu peur... Mais au-delà de l’anecdote, c’est surtout un immense auteur de bande dessinée ! Pour Alix par exemple, il y a une douzaine d’aventures qui sont grandioses ! De L’Île maudite aux proies du volcan, on a des albums qui sont des vrais chefs d’œuvres ! »
Un avis que partage David B. qui a d’ailleurs repris avec Giorgio Albertini les aventures de l’intrépide gallo-romain : « Bien sûr, Alix fait partie de mes héros d’enfance et d’adolescence. Mais alors que je me suis débarrassé de tant d’albums, j’ai toujours gardé ceux de Jacques Martin dans lesquels j’ai un plaisir intact à me replonger. C’est quand même sacrément bien balancé ! » explique-t-il avant de détailler : « Les histoires sont extrêmement bien construites, souvent composées comme des tragédies, avec une montée vers le climax et tous les personnages qui se retrouvent à la fin pour régler les comptes. Et c’est à ce moment-là qu’en général, d’une façon ou d’une autre, les dieux interviennent… Les dieux ou la fatalité qui est toujours assez présente. »
Pour Dominique Bertail, cet art du scénario qui allie rigueur et imagination débridée est en effet l’une des grandes forces de Jacques Martin. « C’est quelqu’un qui voit les choses en grand ! Pour moi, il est un exemple d’ambition dans la narration. Sans jamais sacrifier la lisibilité qui est toujours parfaite, il compose des récits d’une grande ampleur. Ampleur spatiale d’abord, grâce à une reconstitution minutieuse des lieux qui en donne une compréhension parfaite. Et ampleur des intrigues : les histoires de Jacques Martin sont beaucoup plus complexes que ce qu’on pouvait voir à cette époque. Il met en scène de vraies humanités, névrosées, complexes, héroïques… Des personnages “bigger than life”, comme Arbacès, Vercingétorix, ou Iorix le grand. Pour moi, c’est simple, Jacques Martin, c’est le début de la bande dessinée adulte ! »
Un pionnier de la bande dessinée adulte
Alors qu’en général on date des années 1970 l’émergence de la bande dessinée dite « adulte », voilà pourtant un mot qui revient dans la bouche de tous quand on évoque Jacques Martin. « Plus adulte évidemment que tout ce qu’on trouvait dans Tintin, Pilote et Spirou » explique David B.
« Il y avait d’abord ce côté historique sérieux, mais surtout ces personnages complexes, nuancés, pas du tout caricaturaux. Mais ces histoires sont surtout “adultes” par la gravité des sujets abordés : la violence, l’esclavage, la religion, le goût du pouvoir… Sur tous ces enjeux, Alix avait un regard un peu anachronique, empreint d’une sensibilité contemporaine qui instaurait un certain décalage et nous permettait de réfléchir. »
« C’est en effet très adulte, car il n’y a rien d’anodin, ni de léger, renchérit Blutch. Ce qui est très impressionnant quand on est un jeune lecteur, c’est que dans Alix, les personnages meurent ! La mort frappe ! Et ça, ce n’est pas courant. Les personnages ont des rapports forts, ambigus, dramatiques.
D’ailleurs on ne rit pas quand on lit Alix. Contrairement à Hergé qui est un humoriste et contrebalance toujours le suspense par des moments de gag, Martin ne nous laisse aucun répit. La tension est présente d’un bout à l’autre, jusqu’à la fin souvent tragique. »
Il y a chez Jacques Martin un goût du grandiose, parfois du grandiloquent. Je pense que le Salammbô de Flaubert était une référence pour lui… Et il a produit des images qui ont imprégné l’imaginaire collectif de l’Antiquité.
On ne se défait pas comme cela de lectures aussi marquantes que celles des albums de Jacques Martin. Les trois auteurs sont d’ailleurs intarissables sur les images précises qu’ils ont encore en tête, de telle scène ou tel personnage. Jacques Martin a cette capacité de créer des images mémorables, que l’on retrouve dans Alix comme dans les aventures de ses autres héros, Jhen et Lefranc.
Lefranc et Jhen : à d’autres époques, un souffle commun
Quand on évoque le journaliste-reporter créé en 1952, Dominique Bertail est catégorique : « Tout ce qu’il y a de bon dans Alix est aussi dans Lefranc ! C’est le premier thriller moderne en bande dessinée ! Avec lui, on passe de choses tout à fait rudimentaires et enfantines à une œuvre qui contient déjà ce qui deviendra XIII bien des années plus tard. Les scénarios sont extraordinaires ! Les Portes de l’enfer par exemple est un album qui m’a marqué à vie. Trois personnages isolés en haut d’une colline à cause d’une pollution... et qui vont découvrir le diable au Moyen Age ! C’est complètement dingue ! »
« Lefranc est un personnage très discret, analyse Blutch, presque secondaire. Il sert surtout à révéler un climat, des décors, une atmosphère... Et il est parfait pour cela ! Comme dans Alix, il y a dans Lefranc une richesse d’évocation extraordinaire. Je pense au Mystère Borg qui est l’un des tout meilleurs, ou au Repaire du loup, dessiné par Bob de Moor. Parce que Jacques Martin qui est un super dessinateur, savait aussi très bien s’effacer derrière d’autres. C’est encore plus évident avec la série Jhen qui se passe au Moyen Age. On sent que l’inspiration de Martin est régénérée par la verve graphique de Jean Pleyers, un dessinateur que j’admire beaucoup. Et dans Jhen, on retrouve un côté très inquiétant… C’est une série très sombre. »
Un style graphique unique
« Ce que je trouve remarquable chez lui, poursuit David B., c’est qu’au fil des années et des albums, son écriture évolue. On voit que c’est un auteur qui réfléchit sur la narration : ses pages s’aèrent progressivement, il fait de plus en plus confiance au dessin, en supprimant les longs récitatifs. Bref, il n’est pas arc-bouté sur une conception de la bande dessinée. On sent qu’il se laisse toucher par ce qu’il voit ailleurs. »
Quand on évoque les « longs récitatifs », on songe immédiatement à Edgar P. Jacobs, le créateur de Blake et Mortimer, qui fut longtemps, comme Jacques Martin, un proche collaborateur d’Hergé. On a parfois voulu rapprocher tous ces auteurs, les regrouper dans l’appellation « ligne claire » ou dans une « école de Bruxelles » aux contours assez flous. Des rapprochements qui ne convainquent pas Blutch et Dominique Bertail, pour qui Jacques Martin a un style unique et très personnel.
« Au départ il n’avait pas les qualités qui sont presque naturelles chez Jacobs, explique le premier. Il a surmonté ses maladresses pour créer un style très puissant : mise en place, mise en scène, décors, costumes. Il est très à l’aise là-dedans. C’est un auteur d’une générosité exceptionnelle. Il y va toujours à fond, quand il s’agit de reconstituer un décor... Ça m’épate ! Il n’y a pas une fausse note, pas une erreur de proportion. C’est parfait ! Aujourd’hui, personne n’arrive à tenir ce niveau. »
« Ce qui rend Jacques Martin unique, c’est bien sûr le souci de la reconstitution, renchérit Dominique Bertail, mais c’est aussi le côté névrosé du trait. La “ligne claire” du début ne lui va pas très bien. Son trait devient rapidement plus fébrile, plus tremblant. Cela convient beaucoup mieux. Et que dire de ses couleurs ?! Grandioses ! Chez lui – et c’est l’un des seuls - l’heure de la journée participe à la mise en scène. La lumière et les intempéries orientent la narration. L’aurore, le plein cagnard, l’orage qui arrive...
Pour moi, c’est un vrai réalisateur ! Je me demande d’ailleurs pourquoi il n’y a pas eu plus d’adaptations des histoires de Jacques Martin au cinéma… »
Un auteur à redécouvrir sans cesse
Dominique Bertail se reprend… « Au-delà des histoires, au-delà du dessin, je pense que son sens du découpage et du cadrage en font un très grand auteur, de qui on a encore beaucoup à apprendre. »
Aujourd’hui, on a parfois tendance à le classer parmi les auteurs « académiques », déplore Blutch, qui ajoute : « Ce n’est pas toujours évident de susciter la curiosité pour ses albums. C’est dommage, car il y a chez lui quelque chose d’unique : une richesse, une poésie, une mélancolie du temps qui passe, un art de la suggestion… »
« C’est justement cette profondeur, ces niveaux de lectures multiples, qui rendent Jacques Martin indémodable, conclut David B., il y a tant de choses à découvrir dans ses livres, et tant d’histoires à raconter avec ses personnages, que Jacques Martin continuera encore longtemps de séduire des nouveaux lecteurs et d’inspirer les créateurs ! »
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