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Interview
Corto Maltèse - Océan noir
L'interview croisée Bastien Vivès et Martin Quenehen
Comment est née votre collaboration ?
Martin Quenehen : Sur un malentendu ! J’avais plusieurs fois reçu Bastien pour ses bouquins quand je travaillais à la radio, et durant une interview, il avait répondu à propos de l’écriture « qu’il n’aimait pas bosser avec des scénaristes ». Or moi, ce jour-là, j’ai compris complètement l’inverse : j’ai entendu « qu’il aimerait bosser avec des scénaristes » !
Je suis donc allé le voir à la fin de l’émission pour lui demander si on pouvait discuter ensemble d’une histoire que j’étais en train d’écrire, et évidemment, il m’a gentiment répété qu’il ne cherchait personne. Mais on s’est quand même posés pour discuter et je lui ai présenté ce qui était à l’époque l’embryon de Quatorze Juillet.
Bastien Vivès : Notre collaboration est vraiment née au hasard d’une rencontre. Et elle est tombée aussi pile au bon moment : j’étais dans une phase où je sentais que je me répétais un peu, et comme j’avais ce désir d’en sortir, d’aller vers autre chose, la rencontre avec Martin a quelque part « débloqué » la situation. Nous avions des envies concordantes, notamment de polar, et j’avais besoin d’une autre voix, d’un autre regard pour me faire des propositions, mais aussi pour aller se documenter afin que je puisse, moi, me concentrer principalement sur le dessin et la mise en scène.
Et comment le projet d’une nouvelle aventure de Corto Maltese s’est-elle présentée à vous ?
B. V. : Mon éditeur Benoît Mouchart m’a un jour demandé de réfléchir à la possibilité de redessiner Corto Maltese. C’était, si je me souviens bien, juste avant que j’entame la fin de Lastman. Je me suis plié à l’exercice et j’ai commencé à ébaucher le personnage.
Ce qui est drôle, c’est que les premiers dessins que j’ai faits de Corto le présentaient sous un jour assez moderne : je lui avais retiré sa casquette et sa redingote, et je l’avais figuré juste avec un petit pull marin, délesté de ses accessoires caractéristiques. J’ai ensuite passé mes croquis à Benoît et nous en sommes restés là… jusqu’à ce que j’en discute avec Martin, presque deux ans plus tard. Car il faut savoir que depuis qu’on se connaît, Martin n’arrête pas de me parler de Pratt ! Il me bassine tout le temps avec son travail ! Pratt par-ci, Pratt par-là… Tout naturellement, je lui ai dit : « Mais vas-y, écris un scénario, et je retourne voir Benoît pour le lui soumettre ». J’avais deux exigences : que l’histoire s’ancre dans une période pas trop éloignée de la nôtre et que je n’aie à m’occuper que du dessin. Je voulais rester très focalisé sur cet aspect et ne pas me disperser dans des recherches trop chronophages.
M. Q. : J’ai toujours dit à Bastien que pour moi il était le nouveau Pratt, donc quand il m’a parlé de ce projet, il m’a clairement mis un sacré coup de chaud ! Car s’il y a bien une bande dessinée qui compte dans ma vie, c’est Corto Maltese… Quand j’étais gosse, je me projetais totalement dans le personnage : Corto, c’était le mec que j’avais envie d’être, avec cette allure, ce magnétisme… Bref, beaucoup de choses me sont venues à l’esprit quand j’ai commencé à réfléchir à une histoire sans pour autant me mettre à relire compulsivement toutes ses aventures. Je savais qu’il nous fallait nous mettre dans sa peau pour mieux le réinvestir. On a donc commencé par quelques petits changements, comme sa casquette de marin qu’on a troqué pour une baseball cap. Assez vite, on est tombés d’accord sur l’idée de faire démarrer l’intrigue en 2001, qui est une année charnière, un point de bascule dans l’Histoire contemporaine mondiale sur lequel on a aujourd’hui un peu plus de recul. 2001, c’était le début de nouvelles guerres : guerre contre le terrorisme, guerre de l’information, guerre économique, guerre technologique… Pour toutes ces raisons-là, il y avait comme une évidence à faire un Corto « moderne ».
B. V. : Sur Quatorze Juillet, j’avais déjà la volonté de raconter une histoire très actuelle, de capter quelque chose de l’air du temps, d’être plus en phase avec les préoccupations d’aujourd’hui. Avant, je n’avais pas ce genre d’obsessions, mais depuis les attentats de 2015, je ressens l’envie de m’emparer d’un matériel dramatique plus volontiers contemporain.
Prendre l’année 2001 comme point de départ pour Océan noir nous permettait d’avoir à la fois la distance nécessaire vis-à-vis de l’Histoire et en même temps de raconter quelque chose d’assez proche de nous, d’encore palpable. Mais c’était aussi un vrai challenge, car Corto est un personnage qui évoque instantanément l’aventure et l’exotisme. Mais au début du XXIe siècle, où se trouve l’exotisme ? Nulle part en réalité.
Grâce à Internet, nous connaissons tout ou presque, nous ne sommes plus surpris par quoi que ce soit car nous sommes préparés à ce que nous allons voir. Mais, dans Océan noir, Corto n’est pas encore tout à fait « connecté » : j’aime d’ailleurs me dire que s’il avait eu dès le début du récit un téléphone portable, rien de tout ça ne lui serait arrivé. Il n’y aurait pas eu de poursuites, d’égarements, de rencontres, rien ! Dans Océan noir, Corto échappe à la technologie. En 2001, ça peut sembler encore crédible. Quelques années plus tard, cela aurait été plus compliqué…
Y avait-il une forme d’appréhension à l’idée de redessiner une icône comme Corto Maltese ?
B. V. : Je savais que je m’attaquais au personnage masculin le plus sexy – et ils sont assez rares, je trouve – de la bande dessinée, celui qui inspire le plus de fascination et de désir aux lectrices et aux lecteurs. Parvenir à conserver cette aura dans chaque case, faire en sorte qu’à chaque fois que nos yeux se posent sur Corto, on puisse le trouver profondément désirable, ça, c’était un sacré défi. Car je voulais qu’on ait envie de ressembler à Corto. Bien sûr, il y a son physique, son attitude. Mais j’aimerais aussi qu’on puisse apprécier la manière dont il se comporte, comment il compose naturellement avec sa propre sensibilité, comment il exprime son empathie…
M. Q. : C’est intéressant, car Thierry Thomas écrivait dans sa biographie de Pratt (Hugo Pratt, trait pour trait, chez Grasset – NDLE) que Corto était le personnage « le plus féminin » de toute l’œuvre de l’auteur… Et puis Corto est un personnage très lucide. Il sait qu’au fond, l’objet premier de sa quête ne sert à rien. Il part donc à la chasse au trésor quand bien même il a conscience qu’il ne le trouvera pas. Mais peu importe, il aura traversé le monde, fait des rencontres incroyables, côtoyé des cultures passionnantes. C’est un homme de sensation, mais aussi, d’une certaine façon, une sorte de rōnin : il est un samouraï sans maître ni château, qui n’a plus de cause à défendre mais continue malgré tout d’avancer. Et il a beau évoluer dans un monde qui n’existe plus, dans une humanité devenue complètement folle, déréglée, il poursuit son chemin, sans aigreur, sans cynisme. Il ne renonce pas. C’est ça que je trouve très beau chez lui.
Comme chez Pratt, les femmes ont dans Océan noir une importance capitale : elles sont le moteur du récit, ce sont notamment elles qui propulsent Corto d’un bout à l’autre du globe…
M. Q. : Les héroïnes de Pratt sont évidemment extraordinaires et on se devait d’avoir des personnages féminins à la hauteur de ceux qu’on avait croisés et aimés dans les précédentes aventures de Corto. Pourtant, avec Bastien, on n’avait aucun programme du genre « alors là, il nous faut des femmes fortes, des femmes debout, des femmes puissantes, des femmes ceci, des femmes cela… » Non, les héroïnes dans Océan noir se sont toutes imposées naturellement au fil de la conception de l’album. Durant mes recherches, j’ai d’ailleurs découvert des anecdotes passionnantes, comme celle autour des premières agentes afro-américaines du FBI par exemple, ou encore de la magie kallawaya dont la pratique est interdite aux femmes mais qui est « incarnée » dans le récit par la jeune Raua… Concernant le personnage de Freya, qu’on rencontre pour la première fois à bord d’un bateau d’eco-warriors, on est rapidement tombés d’accord sur l’idée de ne pas en faire une figure militante un peu attendue, mais plutôt une reporter de guerre envoyée sur tous les fronts…
Au-delà du personnage revisité, on perçoit aussi une évolution dans votre découpage, Bastien, qui semble ici plus… dense ?
B. V. : On parlait plus tôt de la disparition de l’exotisme, du fait qu’aujourd’hui, les grands espaces vierges, inexplorés, sont assez difficiles à trouver, il y a des grands espaces aux États-Unis mais pas très vierges et inexplorés, non… ? Eh bien je suis parti de ce constat pour réfléchir à la forme, et je me suis fixé sur une mise en scène un peu plus ramassée que d’habitude je dirais, un dessin plus dense, un peu plus franco-belge peut-être… J’ai néanmoins conservé quelques paysages « amples », notamment dans la partie péruvienne de l’intrigue, mais c’est vrai qu’au début de l’album, quand Corto est au Japon et que nous sommes dans la représentation de la « modernité », il m’a semblé pertinent d’exprimer ça à travers un découpage compact, avec des cases effectivement très « remplies »…
M. Q. : Bastien et moi, on a forcément un rapport à l’image très différent de Pratt et des auteurs de cette génération. Et même si la bande dessinée et le cinéma sont des médiums avec leurs particularités propres, il existe une grande porosité entre les deux formes d’expression. Pratt était ainsi l’héritier d’une tradition du western, ainsi que du film noir des années 1940. Nous, on est des enfants du cinéma d’action des années 1980-1990 – c’était d’ailleurs ce que je n’arrêtais pas de dire sur Quatorze Juillet en présentant le projet comme la « rencontre entre le cinéma de Bruce Willis et celui d’Éric Rohmer » ! Je crois que ça se ressent d’ailleurs dans nos scènes d’action, sur lesquelles on a beaucoup échangé entre nous car elles étaient très importantes dans notre dispositif. Un bon film d’aventure implique forcément des scènes d’action spectaculaires. Eh bien c’est pareil dans une bonne bande dessinée d’aventure : on doit y trouver de grands moments d’action, et avec Bastien, on a mis un point d’honneur à en proposer aux lecteurs dans Océan noir.